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Les premières pages
I Kader
Kader Terns, le premier "auteur" français à avoir annoncé "j’ai vendu 10 000 ebooks sur Amazon.fr". Personne ne l’a contredit.
Un petit caïd du 9-3, entré dans le jeu sans le moindre souci littéraire, juste par défi, et finalement "nous" passant devant, nous qui avions tant espéré et rêvé quand le géant américain ouvrit enfin sa boutique numérique, commercialisa son Kindle dans l’hexagone. L’espoir d’une révolution numérique.
- T’es louf, j’aurais balancé au marabout qui m’aurait prédit que littérature et bétonnière allaient rentrer dans ma vie ! Je ne lui aurais même pas offert une bière !
Tout ça pour Nadège, finalement. Cherchez la femme derrière la vie des hommes... Sauf chez les homos, ça va de soit... (et encore !)
- La littérature, c’est comme la délinquance : faut savoir s’organiser. Un vrai chef, des potes dévoués, et chacun suit le plan. Les initiatives qui s’excusent ensuite d’un timide "je croyais bien faire", tout le monde doit s’être bien enfoncé dans la tête, qu’il n’aura pas l’occasion de recommencer, l’écervelé coupable d’une malencontreuse bévue...
De son "autobiographie", Kader en a simplement connu ces trois phrases. Insatisfaction totale, presque jusqu’à la rupture de contrat !
- Nadège me l’a lu, le début, de ton truc. Je lui ai dit "arrête, donne-moi ça, il faut que je lui en cause." J’ai des doutes, mec. C’est trop différent de "la vraie vie dans le 9-3." Anaïs avait su revoir mon texte sans le déformer, comme elle disait. Elle m’avait également lu son premier paragraphe, et tout de suite j’ai su que c’était bon "O.K., nickel, c’est exactement ça". J’avais pas eu besoin de perdre des heures avec le reste. Mais toi, tu déformes tout, ça se voit tout de suite. Tu veux faire ton écrivain ! Tu comprends, merde ? C’est fini, votre littérature de papier, les gens veulent que ça clashe.
Encore aujourd’hui, je reste bien incapable d’expliquer ce qu’il entendait par une littérature qui clashe. Mais il adorait cette expression « que ça clashe » ! Je lui avais déjà demandé le rapport avec "Clash" mais il n’avait jamais entendu parler de ce groupe.
« - Que ça clashe, tout le monde comprend !
- Un clash, oui. Mais la littérature qui clashe ?
- Tu comprendras quand tu auras vraiment commencé à écrire !
- J’aime bien comprendre les choses que j’écris.
- Chacun comprend à sa façon un livre, c’est Anaïs qui le disait, donc c’est vrai ! T’es pas d’accord ?
- Naturellement, mais l’auteur doit également maîtriser son style, surtout quand il est au service d’une star.
- T’inquiète pas mec, si ça clashe pas, je m’en apercevrai tout de suite. »
Inutile de revenir sur la définition du terme.
J’étais là, devant lui, sans la moindre idée traduisible en mots. Même avec le recul, aucune réponse adaptée ne me vient. Face à mon silence, sûrement considéré comme celui d’un lieutenant fautif, il a sorti de la pochette droite de son bleu de travail une feuille blanche pliée en huit, l’a tranquillement posée sur la table en teck, utilisant son coude droit pour l’aplanir... Puis débuta la lecture d’un mauvais élève de CM1 :
- "La littérature, c’est comme la délinquance : faut savoir s’organiser. Un vrai chef, des potes dévoués, et chacun suit le plan." Jusque là OK, ça passe encore, c’est la réalité. J’aurais pas dû la laisser continuer. Car attend, "les initiatives qui s’excusent ensuite d’un timide", tu me vois, tu m’imagines, lors de l’adaptation au cinéma, sortir des âneries pareilles ? Et ton "l’écervelé coupable d’une malencontreuse bévue" ?
Je connaissais naturellement cet incipit : dans sa bouche "écervelé" et "malencontreuse" furent totalement incompréhensibles. Quelque part j’avais pitié, pour lui mais également pour la littérature, ces journalistes, blogueurs, chroniqueurs, twitteurs, facebookeurs qui s’étaient crus obligés de conseiller l’achat de "son" ebook, certes sans l’avoir lu, uniquement pour sa présence en tête des meilleures ventes, le plus souvent avec un lien d’affiliation et uniquement quelques mots modifiés par rapport à la présentation officielle copiée collée. Tout le monde veut sa part du gâteau ! Quelques centimes de commission ou un clic sur une pub google adsense. Je ne pouvais même pas me mettre en colère ni lui répondre. J’avais juste besoin du fric de cette prestation d’écriture. J’ai même pensé "s’il m’emmerde, je lui griffonnerai du charabia comme sa vie du 9-3 et basta !"
- Tu déformes, comme disait Anaïs, tu comprends ? Tu fais du truc de prof. Je suis certain que ça doit plaire à ton Amina-les-belles-phrases. Même son mioche elle veut qu’il cause comme un intello ! Il tiendrait pas huit jours dans un vrai bahut ! Je t’ai embauché pour que ça ait de la gueule, pas pour faire du Ternoise. C’est moi qui paye ! C’est mon nom qui sera à la une. Chez Amazon, ils m’attendent, je suis leur écrivain vedette. Je ne t’ai pas demandé une rédaction style louis XVI, on est en 2012 !
C’est sûrement sa référence à ma compagne qui déclencha malgré tout une réponse. Ou son "rédaction style louis XVI." J’ai failli éclater de rire. Oui, sûrement est-ce pour retenir cette réaction spontanée, qu’il aurait mal interprétée, que des phrases anodines sont venues. Il était parfois tellement drôle sans le vouloir, en shaker mélangeant tout et n’importe quoi, sans se soucier de l’apparence ni du goût du charabia obtenu.
- Je te rassure : ça n’a rien à voir avec ce que t’écrirait Amina. Si tu veux, tu la prends à l’essai ! Elle a toujours prétendu qu’elle écrirait des livres mais il ne faut jamais la croire !
- Ça va de plus en plus mal entre vous ?
- La grande dérive !... Depuis que je sais ce qu’il s’est réellement passé à Addis-Abeba, finalement tout le reste fut dérisoire... Quand tu caches l’impardonnable puis que tu le maquilles, le jour où il est découvert, tu peux donner tout l’amour de la terre, on sait très bien que c’est uniquement pour te faire pardonner... Tu sais, Anaïs avait 15 ans. Et même si elle a réalisé un boulot remarquable pour une fille de cet âge, tu m’as demandé une autobiographie, quelque chose qui se lira vraiment, qui restera.
- Oh, après tout, je ne veux pas t’ajouter des problèmes supplémentaires, tu sais ce que tu fais, sûrement, et j’en ai plus rien à foutre de ces conneries de livres.
Il souriait, observait l’effet de sa conclusion, en acteur qui surjoue toujours. Je me demande bien quel air il a pu me trouver. Je pensais à ma chère Amina, à Nadège, mes difficultés avec les femmes, cette succession d’échecs. Je voulais simplement abréger cette conversation, retraverser la forêt, attendre 14 heures. Qu’il me laisse écrire tranquillement son inutile récit ! Il enchaîna :
- Ce qui me botte, c’est retaper cet endroit et que Nadège me fasse le plus beau des gosses... Je l’aime, oui je comprends ce que ça veut dire, aimer quelqu’un, vouloir être heureux, et elle m’aime. Je me suis rangé. De tout (il sourirait). Enfin presque ! (Nadège m’avait confié sa livraison à Toulouse, ses 500 billets de 100 euros de bénéfices). C’est bizarre, on se connaît depuis peu mais y’a qu’à toi que je peux me confier comme ça. Alors, place aux jeunes ! Pour moi, tu vois, j’ai trouvé ce que je cherchais dans la délinquance : le fric pour me payer ce petit coin de paradis au soleil, pour y vivre peinard avec une superbe nana. Je ne l’aurais jamais cru mais c’est ce silence que j’aime. J’ai l’impression que les oiseaux me parlent. J’ai gagné assez pour vivre tranquille jusqu’à la retraite. Je m’en fous de l’esbroufe, finalement, la Mercedes pour narguer les flics, les kalachnikovs dans les caves, ce genre de trucs, qui te font rêver quand tu as douze ans et que ton grand frère pour la première fois te laisse le suivre. Tout le monde devrait avoir cette ambition d’un coin tranquille pour y vivre sans se prendre la tête. Boire de bonnes bières, manger du foie gras et de la brioche, baiser et s’endormir sans soucis, qu’est-ce que c’est simple le bonheur.
Parfois il me surprenait ! Confucius réincarné après passage par la case truand ! Un mec sauvé par l’amour ? Mais je savais bien que tant qu’il le pourrait, il resterait un petit caïd fier de gagner en quelques heures ce que les "honnêtes gens" n’obtenaient même pas durant une année. Il avait un nom, une situation, dans "le milieu." Mais l’Amour, oui, peut, un instant, détourner même d’une voie sans issue. J’étais bien placé pour savoir qu’il s’illusionnait sur ce sujet... "comme on s’illusionne tous", pensais-je une énième fois. L’état réel de son couple me renvoyait à mes propres blessures, incohérences, ce séisme quand la sainte laissa entrevoir sa tunique de femelle sans scrupule sous ses habits de musulmane donc intègre, fidèle, douce et tout le baratin dont elle m’avait abreuvé, surtout par mail et skype il est vrai...
C’était un mardi, le 3 avril, 2012. Vers 10 heures. La bière vidée, j’ai retraversé la forêt. Je me souviens d’une drôle d’idée durant les dernières gorgées « avec la baguette magique de ma grand-mère, la solution serait rapide », je me suis souvent demandé depuis s’il me fallait revisiter ma vie avec une telle possibilité de tout arranger, s’il me faut tout "oublier", assumer, en le réécrivant pour débuter un "nouveau livre", une autre vie, sans le poids du passé qui semble m’entraîner à revivre les "mêmes échecs", naturellement avec des apparences différentes au quotidien. Et je ne l’ai plus revu, Kader. J’allais écrire "je ne l’ai plus revu vivant." Mais puis-je vraiment considérer ce que j’ai vu le lendemain comme "un jeune homme mort" ?
Je n’ai rien enregistré, je notais. Pas l’envie de devoir réécouter un tel baragouinage. Cinq minutes de son charabia, je les traduisais le plus souvent en quelques mots français sans « que ouais », « yeah », « tu vois », « tu m’suis »... Aujourd’hui, je suis bien incapable de retrouver la moindre de ses vraies explications, si on peut appeler ainsi des mots enfilés les uns derrière les autres, sans verbe, ou alors à la conjugaison incohérente. Il me rappelait Alphonse, de l’école communale mais lui était considéré handicapé, du langage. Mariage entre cousins. Tandis que Kader semble avoir été "le chef d’une bande redoutable", des mecs qui s’exprimaient tous ainsi. « Oui, c’est dramatique, et je ne voyais vraiment pas l’utilité de mon boulot dans un tel milieu ! Ils sont incapables d’une réelle discussion. Kader, c’est un as, par rapport à ses lieutenants comme il les appelle... Des hommes d’une force incroyable avec une expression qui oscille entre le CM1 et celle du truand des séries américaines. J’étais là pour leur réinsertion mais tout aurait été à reprendre depuis l’école maternelle... et pourtant ces mecs-là arnaquent des types avec bac plus cinq qui se traînent presque à leurs pieds pour en avoir de la bonne. Ils roulent dans des bolides comme les happy-few de Neuilly. Ça peut te sembler incroyable mais c’est également la France... je suis tombée là, dans cette cité, quand ma mère a dû vendre notre maison dont elle ne pouvait plus rembourser seule le prêt, après la disparition de son mari ; alors elle a revendu, et acheté ce qu’elle pouvait... Vu de là-bas, c’était encore le coin des bourges, à deux pas des tours... » (Nadège)
À les écouter, l’impression de grands cayons s’incrustait dans ma tête... et pas seulement entre cette cité et le Quercy.
Un pays fragmenté, où le communautarisme conflictuel finirait par s’installer... J’en avais d’ailleurs les prémisses devant les yeux, dans ce canton de résidences secondaires où régulièrement des bandes venues s’y fondre discrètement étaient démantelées après des dizaines de cambriolages, le plus souvent, heureusement, mais pour combien de temps encore, chez les friqués.
Rentré, je me suis bizarrement assoupi dans le canapé et Nadège, vers 14 heures, m’y réveilla...
La suite de son "autobiographie", il n’en aurait pas plus aimé le style. À vrai dire, je ne l’appréciais pas non plus. Jamais je n’aurais pu créer un tel personnage. Ça m’embêtait cette limite du réel, cette nécessité de "rédiger."...
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