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Persuader une direction qu’il y va de son intérêt, de proposer une séparation à l’amiable. Les renseignements venus d’Arras sont pourtant formels : le CDI, contrat à durée indéterminée, fut signé après vérification des compétences. Durant ses deux CDD,
contrats à durée déterminée, le jeune diplômé s’était tellement bien comporté... « il doit s’être passé quelque chose. »
Il leur faut un raisonnement logique. L’informatique a besoin de logique, même dans la gestion des ressources humaines. Alors je lâche quelques « confidences. » Et ainsi tout s’explique : il n’a pas supporté la séparation d’avec sa fiancée ; il faut qu’il se ressaisisse, sinon ça va mal se terminer ; on ne peut quand même pas le conserver à ne rien faire, en plus il perturbe le service, tous savent qu’il est le mieux payé du plateau...
Surtout ne pas céder : ne pas se contenter d’un placard doré ; payé à rien faire, c’est tentant, mais c’est encore être présent, quand même, malgré tout, 39 heures par semaine.
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Le troisième docteur est le bon. Une doctoresse. Jamais d’attente. Très faible clientèle. J’irai à la pharmacie et je balancerai le paquet sous mon lit, sans même l’ouvrir. Des antidépresseurs, elle a dit. Et surtout : deux semaines d’arrêt de travail.
Je deviens un « client régulier ». Je n’en rajoute pas. Pas trop. Je sais qu’elle sait : je ne suis pas plus atteint que la majorité des bureaucrates.
Mais elle sait : si elle refuse de me signer un arrêt, demain j’irai ailleurs.
Même financièrement, je n’y perds rien. La convention collective nous garantit un salaire sans retenue en cas de maladie.
C’est évident : un jour l’état trouvera une parade, obligera les « patients » à toujours consulter le même docteur, enrobera cette « grande réforme » sous des principes de « bonne médecine », « meilleur suivi », sans avouer la véritable motivation.
Je « profite du système. » Aucune mauvaise conscience : je suis en résistance : je veux vivre dignement dans une époque indigne.
Personne n’entend cette phrase notée sur l’agenda Groupama. Elle serait jugée « trop facile » : la vie ce n’est pas ça.
Je sais, si j’étais né en 1800 ou même aussi en 1968 mais au Bangladesh, mes exigences de privilégié auraient été matées. Je n’aurais sûrement même pas eu la capacité de les formuler. Je sais mais ce n’est pas une raison pour me sacrifier. Il faudrait être fou d’avoir la chance de naître en France, à une époque prospère, et de perdre sa vie dans un bureau avec des collègues qui rêvent de gagner au loto, de rencontrer Patrick Sabatier, Johnny Hallyday, France Gall ou Isabelle Adjani.
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Vont-ils enfin comprendre le véritable sens de mes absences ? Messieurs, je ne plaisante pas, je ne traverse pas « une crise », je ne serai jamais plus un employé modèle, pas même acceptable.
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